Bandeau


 

 

 

 

 

1 2


 

 

 

 

 

 
HONNETE ET SEXUALITE
 

 

 

 

 

 

 
    De la théorie à la pratique
   
    Aux imaginations de Sorel et aux théories de L'École des Filles correspondent, dans la vie, les pratiques et le succès d'une Ninon de Lenclos. Comme Francion, elle apprend aux hommes à ne pas confondre sexualité et grossièreté : " Elle se fait porter respect, dit Tallemant de la Ninon des années cinquante, par tous ceux qui vont chez elle, et ne souffrirait pas que le plus huppé de la cour s'y moquât de qui que ce soit qui y fût. " Ne pas considérer la partenaire avec laquelle on couche comme un pur objet de plaisir, méprisable et muet, mais comme une personne intelligente et imaginative avec laquelle on peut communiquer sur plusieurs registres, c'est en fin de compte la valoriser et valoriser en même temps toutes les relations que l'on a avec elle, y compris la plus intime. La courtisane avait compris que les refus préconisés par certaines femmes (arbitrairement confondues avec les prétendues précieuses) n'étaient pas le seul moyen de donner du prix à la femme : on peut le conserver en se donnant, et même l'accroître si on sait accompagner ce qu'il y a de banal dans le don de tout ce qui peut le rendre incomparable et irremplaçable.
   
    Pour défendre sa féminité, Ninon ne refuse pas la sexualité ; elle l'enrichit des prestiges de l'esprit et de la parole. L'auteur des Mémoires de Chavagnac a excellemment défini, en 1699, ce qu'avait été son rôle : " Quand un courtisan avait un fils à dégourdir, il l'envoyait à son école. L'éducation qu'elle donnait était si excellente qu'on faisait bien la différence des jeunes gens qu'elle avait dressés. Elle leur apprenait la manière jolie de faire l'amour, la délicatesse de l'expression. Pour si peu de peine qu'elle se donnât et pourvu qu'elle trouvât un naturel docile, elle faisait en peu de temps un honnête homme. " Texte ambigu, en raison du sens double de la locution " faire l'amour ". Mais cette dualité reflète l'interdépendance, ainsi mise en valeur, des gestes de l'amour physique et du discours sur l'amour.
    L'école des femmes
   
    défaut d'avoir été une honnête femme au sens des moralistes, Ninon de Lenclos a su cultiver un art d'aimer, puis un art de vivre qui lui a finalement mérité une réputation d'" honnête homme ". La duchesse d'Orléans, dont la vertu est incontestable, en témoigne dans une lettre du 18 mai 1698 : " Depuis que Mlle de Lenclos est vieillie, elle mène une vie fort honnête. Mon fils [le duc de Chartres] est de ses amis. Elle l'aime beaucoup. Je voudrais qu'il l'allât voir plus souvent et la fréquentât de préférence à ses bons amis. Elle lui inspirerait de meilleurs sentiments et plus nobles que ceux-ci ne font. Elle s'y entend, paraît-il, car ceux qui sont de ses amis la vantent et ont coutume de dire : il n'y a point de plus honnête homme que Mlle de Lenclos. On prétend qu'elle est fort modeste dans ses manières et ses discours, ce que mon fils n'est point le moins du monde. " Ninon s'était comportée en homme en affirmant sa liberté sexuelle. Il est piquant de lui voir attribuer la qualité d'honnête homme maintenant que la vieillesse l'a rendue chaste.
   
    " Mlle de Lenclos, écrit Méré dès 1674 : elle a bon air []. les femmes qui ont été galantes ne deviennent jamais pédantes. " Le libertinage des murs oblige à une sociabilité et une souplesse d'esprit qui développent la subtilité et l'agilité intellectuelle. Conformément aux idées de Francion, la liberté sexuelle des gens d'esprit ne les conduit pas à la grossièreté, mais au raffinement. plus de soixante-dix ans, Ninon exerce toujours son charme dans la société parce qu'elle a conservé cet art de la communication dont elle avait su entourer le plaisir physique. Entre honnêteté et sexualité, il n'y a donc pas, avec elle, exclusion mais complémentarité. Cela renverse la morale. Les philosophes l'avaient compris, qui ont fait de Ninon un des leurs. Mais cela renversait aussi les rôles distribués par la société entre les sexes. Notre temps en fait tous les jours l'expérience.
   
    En plein accord avec les libertins, Molière pense que l'amour est, pour la femme, la meilleure des écoles. Grâce à lui, Agnès découvre à la fois ce plaisir qu'elle ne saurait chasser et, pour le communiquer, cette parole qu'elle ne peut retenir :  Peutêtre qu'il y a du mal à dire cela, mais enfin je ne puis m'empêcher de le dire.  L'erreur des femmes savantes est au contraire d'oublier leur corps au profit de spéculations abstraites. Elles se sont mises à l'école de ce philosophe qui, à l'instar de Louis de Lesclache, réduisait l'amour en tables et le définissait après Aristote comme  un instinct de l'appétit aux biens sensibles considérés absolument . Trompées par une fausse science, elles désincarnent l'amour, refusant à la fois ses réalités et les mots pour les dire. Ce refus de la chair en fait assurément d'honnêtes femmes selon Grenaille et la morale traditionnelle. Mais leur savoir désuet et leur vertu farouche les isolent dans un monde refermé sur luimême. Seule Henriette a compris que l'honnêteté n'exclut pas la sexualité. Moins extrémiste que Ninon, et surtout moins réduite aux extrémités, elle s'épanouira dans le mariage.