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BOURGEOIS GENTILHOMME OU BOURGEOIS GALANT ?
 

 

 

 

 

 

 
    Conscient de ce " défaut ", il a décidé de s'initier à la littérature. Il a pris pour cela un maître de philosophie. Il veut commencer par le commencement et apprendre l'orthographe. Le maître, pour procéder par ordre, lui enseigne la théorie des voyelles. M. Jourdain le ramène au concret. " Je suis amoureux, lui dit-il, d'une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m'aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds. " Sorel parle en effet de lettres et billets, qu'il faut écrire comme Balzac ou Voiture. " Cela sera galant, oui ", demande le bourgeois. " Sans doute ", lui répond le maître. " Je voudrais donc lui mettre dans un billet, précise M. Jourdain : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. Mais Je voudrais que cela fût mis d'une manière galante, que cela fût tourné gentiment. "
   
    Le désir de savoir du bourgeois et ses efforts pour rattraper son retard culturel ne doivent rien à sa vision de noblesse. Comme son attitude envers Dorimène, ils viennent de sa vision de galanterie. Toute une part de la pièce lui est consacrée. Elle est clirement perçue par ceux qui, comme le maître de musique ou Dorante, abondent dans son sens en lui décernant le brevet de galanterie qu'il souhaite obtenir. Elle est avouée par M. Jourdain lui-même dans son dialogue avec son maître de philosophie. Elle est le ressort sur lequel joue Dorante pour faire à Dorimène une cour dispendieuse dont le bourgeois fait les frais.
   
    A la fin du troisième acte, on lui donne un ballet, celui sans doute que le maître de musique annonçait au début de la pièce. " Allons donc nous mettre à table, dit Dorante, et qu'on fasse venir les musiciens. " Alors " Six cuisiniers, qui ont préparé le festin, dansent ensemble et font le troisième intermède, après quoi, ils apportent une table couverte de plusieurs mets ". L'idée est en effet suffisamment ingénieuse pour être qualifiée de galante. Mais elle est confisquée par Dorante qui fait croire à Dorimène que c'est lui qui régale en musique. Il applique lui aussi Les Lois de la galanterie. On peut être noble et manquer d'argent. Pour se montrer galant, on se sert alors de l'argent des autres.
   
    " Il y a une adresse fort louable, dit Sorel (loi VI), pour ceux qui ne seront pas capables de faire d'eux-mêmes tout ce qu'ils désireraient, c'est de se joindre de compagnie à ceux qui ont de quoi faire une grande dépense et de les y engager insensiblement, mais d'une telle sorte que l'on croie que c'est eux qui la fassent. Ainsi quelques-uns donneront des inventions de ballet et feront ainsi quelques parties à leurs associés dont ils auront l'honneur pour ce qu'ils s'entremettront de tout et que les autres ne seront pas assez hardis pour aller publier que c'est leur bourse qui fournit à l'appointement. " C'est exactement ce qui se passe lorsque Dorante offre à Dorimène un " cadeau ", c'est-à-dire une collation ou un repas hors de chez soi, autre invention galante. " Ceux qui n'aiment ni à danser ni à ouïr chanter, dit Sorel (loi XIV), pour lourdauds qu'ils soient, paraîtront assez en donnant une collation. "
   
    Dorante va plus loin. Il offre un diamant à Dorimène sous le nom de M. Jourdain. Il l'a pour cela sermonné. Profitant de sa manie, il lui a répété qu'il ne devait pas parler de son cadeau à la bénéficiaire. " Pour agir en galant homme, lui dit-il, il faut que vous fassiez comme si ce n'était pas vous qui lui eussiez fait ce présent. " Le bourgeois, qui se le tient pour dit, tourne autour du pot en complimentant Dorimène de ses mains. Elles sont " médiocres ", lui répond-elle. " Vous voulez parler du diamant, qui est fort beau. Moi, Madame ! Dieu me garde d'en vouloir parler ; ce ne serait pas agir en galant homme, et le diamant est fort peu de chose. Vous êtes bien dégoûté. " Dorante change la conversation en demandant qu'on serve à boire.
   
    Sans doute la vision de noblesse joue-t-elle un rôle indirect dans cette scène. C'est parce que Dorante est noble que le bourgeois croit ce qu'il lui a dit sur le bon usage galant. Mais il n'aurait pas de raison de s'intéresser à cet usage sans sa vision de galanterie. Comme souvent dans les pièces de Molière, la passion du maniaque n'est pas simple. Confondant galanterie et noblesse, il se laisse longuement égarer par la première, dont il n'est détourné que par la ruse de Covielle qui les satisfait toutes deux. Sa noblesse est (faussement) reconnue de l'extérieur au cours d'une cérémonie (faussement) galante.
   
   
   
    A la fin de la carrière de Molière, le double ressort du Bourgeois gentilhomme ressemble étonnamment à celui des Précieuses ridicules, sa première pièce à succès. Présentant Mascarille, La Grange le montre atteint, comme M. Jourdain, d'une double vision de noblesse et de galanterie. " C'est, dit-il, un extravagant qui s'est mis dans la tête de vouloir faire l'homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers et dédaigne les autres valets jusqu'à les appeler brutaux. " Les Précieuses sont une comédie sur le ridicule d'un valet qui veut se comporter au-dessus de sa condition. Il méprise les autres valets comme M. Jourdain renie les autres marchands. Comme M. Jourdain aussi, il confond la noblesse et la galanterie. Tous deux n'ont pas reçu ces dons de la nature que l'on appelle noblesse, condition, qualité. Ils croient pouvoir du moins en imiter le comportement extérieur. Ils en singent la galanterie. Peine perdue. Mascarille n'a aucune chance. Il n'a pas d'argent et il est manipulé par son maître. M. Jourdain, qui est riche, ne s'en tire pas mieux. Il est manipulé par ses fournisseurs, et surtout par Dorante.
   
    Est-ce à dire qu'on ne peut être galant si l'on n'est pas né noble ? Absolument pas. Curieusement, aux dix emplois du mot galant appliqué ridiculement au bourgeois s'en ajoute un onzième, le dernier, à la scène I de l'acte V, à propos de Cléonte qui s'est refusé à mentir sur ses origines, même pour complaire à M. Jourdain et obtenir la main de sa fille. " C'est un fort galant homme, dit Dorante qui s'y connaît, et qui mérite que l'on s'intéresse à lui. " Il a su en effet avoir de l'esprit et du mérite sans sortir de sa condition.