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Les mauvaises langues disaient, à propos de Ménage, que Mme de Sévigné et Mme de La Fayette étaient les deux plus beaux ouvrages qui fussent sortis de ses mains. Prenant cette médisance au sens métaphorique, on peut constater, sur ces exemples, l'excellent résultat de l'influence intellectuelle d'un pédant, le prétendu modèle du Vadius des Femmes savantes, sur deux femmes que les subtilités de la langue française ne permettent pas d'appeler " galantes ". Dans leur cas, la greffe de la pédanterie sur la galanterie a sans conteste eu un effet bénéfique. On peut se demander inversement comment un docte comme La Fontaine a été influencé par la fréquentation d'un milieu galant, la cour de Foucquet. Greffe inverse, qui a pu se montrer féconde elle aussi.
La Fontaine est un docte de formation. Il " étudia sous des maîtres de campagne ", dit l'abbé d'Olivet, son premier biographe, qui " ne lui enseignèrent que du latin ". Cet enseignement, axé sur la grammaire, lui a donné une parfaite et définitive maîtrise d'une langue qui lui a toute sa vie permis d'accéder sans peine à la double culture léguée par les Anciens, directement pour les auteurs latins, en traduction pour les grecs. Comme livres " lus en classe dans sa jeunesse ", André d'Ormesson cite, dans son Journal, les Eglogues de Virgile, L'Eunuque et le Phormion de Térence, deux héroïdes d'Ovide, la satire d'Horace sur Mécène, une autre de Juvénal et quelques lettres de Cicéron. Peu de choses au total. Mais totalement assimilées. Il n'a, souligne-t-il, rien oublié de ses vieilles leçons, qu'il se rappelle encore, car " nous ne sommes savants que de ce que nous savons par cur ". Comme d'Ormesson, La Fontaine a dû retenir de ses études un fonds solide d'idées simples et de textes de références, un trésor restreint de lieux communs et une méthode pour les utiliser à propos. Quel qu'en ait été le détail, sa formation de base a été d'autant plus celle des pédants, axée sur la mémoire et les recueils de citations, qu'elle ne lui a pas été donnée dans les collèges à la mode de la capitale, mais par des maîtres de campagne.
Même légères, les études de droit qui lui permettront d'acquérir le titre d'avocat et, plus sérieuses malgré ses résistances, les études de théologie imposées par son séjour à l'Oratoire continuèrent de le classer dans la même catégorie des pédants. Quand il quitte le séminaire, le voilà, selon d'Olivet, transporté par l'audition d'un poème de Malherbe. Il ne se contente pas de le lire. Il l'apprend par cur et s'en va le déclamer dans les bois. C'est, appliquée à un auteur moderne, la bonne vieille méthode des pédants. " Un de ses parents, nommé Pintrel, ajoute son biographe, homme de bon sens et qui n'était pas ignorant, lui fit comprendre que pour se former, il ne devait pas se borner à nos poètes français ; qu'il devait lire et relire sans cesse Horace, Virgile et Térence. " Il se rendit à ce sage conseil et, en somme, recommença ses études, préférant à celle de Malherbe " la manière des Latins ", qu'il trouvait " plus naturelle, plus simple, moins chargée d'ornements ambitieux ". Avec Pierre Pintrel, son aîné de huit ans, traducteur en français des épîtres de Sénèque, Jean de La Fontaine est à bonne école, à l'école des doctes et des pédants.
" Je pris certain auteur autrefois pour son maître ", dira-t-il dans l'Epître à Huet. Cet auteur avait " trop d'esprit " épandu " en de trop belles choses " et cultivait des " traits " qui ont perdu tous ceux qui l'ont suivi. " Il faillit me gâter ", confie La Fontaine. On a identifié ce personnage à Voiture, à Malherbe. Pourquoi pas Maynard ? Il est impossible de trancher. Cette impossibilité n'est pas fortuite ; elle illustre l'art du poète à brouiller les pistes par de fausses confidences. Il n'y a sans doute pas de clé, car pourquoi le poète cacherait-il le nom d'un mauvais maître dont l'influence remonterait à un quart de siècle ?. Celui qui a révélé la poésie à La Fontaine et a failli le perdre, c'est un personnage collectif, le climat poétique de son temps. Il y a découvert à la fois le meilleur (le sens du rythme et de l'harmonie poétique) et le pire (un goût excessif pour les ornements et les pointes). Dès sa sortie de l'Oratoire, bien avant d'entrer chez Foucquet, le poète a connu les délices de l'esprit et du style recherché, la tentation mondaine et galante.
Elle avait à vrai dire commencé dès sa jeunesse, et il y avait largement succombé quand il avait, enfant, doublé son sévère apprentissage du latin des plaisirs de la lecture de l'Astrée, creuset de toute culture mondaine et galante. Il y avait succombé à nouveau avec ses camarades de la " Table Ronde ", groupe qui se plaisait, à en croire son nom, aux romans de chevalerie médiévaux et qui, d'après les textes conservés par Conrart, pratiquait une aimable poésie de circonstance, à cent lieues de la gravité des doctes. C'est de cette tentation que La Fontaine a finalement triomphé, rompant avec l'air du temps pour retrouver la belle antiquité et ses exigences de rigueur et d'éternité. Car Horace, " à la fin, lui dessilla les yeux ". Il s'est donc mis à l'école des Anciens, du côté des savants, non des modernes galants. L'épître à Huet célèbre, bien des années après, l'échec sur lui de l'influence des modernes au temps de sa jeunesse. Elle oublie que, dans l'intervalle, il leur est plus d'une fois revenu.
C'est évidemment parmi les doctes qu'il veut se classer quand enfin, en 1654, à trente-trois ans déjà, il se risque à entrer en littérature en composant et en publiant L'Eunuque, comédie adaptée de deux pièces de Térence. Le genre comique était à la mode. D'Ouville avait lancé les comédies d'intrigue à l'espagnole, bientôt suivi par Scarron, Thomas Corneille et Boisrobert. Le public put en applaudir une trentaine de 1642 à 1656. Il les aimait, mais il aimait aussi les pièces à l'italiennes, greffées sur la tradition des Anciens. Rotrou avait imité Plaute et ses Ménechmes dès 1630. Il avait adapté son Amphitryon en 1636 et ses Captifs en 1638. Il en reprenait les types hauts en couleur et y ajoutait des intrigues romanesques. Au lieu de choisir entre les deux formules, La Fontaine opta pour une troisième : revenir aux Anciens dans leur forme originale, avant leur déformation romanesque par les Italiens, et traduire, ou plutôt imiter, celui qui passait pour le plus poli et le mieux adapté au goût des honnêtes gens de son temps : Térence, un auteur que Pintrel lui avait jadis conseillé d'étudier conjointement avec Horace pour se former le goût. Même si ce choix trahissait encore un certain souci de s'adapter à l'attente des mondains, qui préféraient Térence à Plaute, publier une comédie imitée des grands Anciens manifestait à l'évidence le désir de l'auteur de se réclamer de la tradition savante, aussi loin de la mode galante qu'il était possible de le faire sans s'aliéner le public des honnêtes gens. Peine perdue. La pièce fut un échec cuisant, qui replongea La Fontaine dans le silence. Il en est là quand il pénètre, au début de 1657, dans le milieu des poètes et des artistes patronnés par le surintendant Foucquet. |
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