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EROS MEDECIN
 

 

 

 

 

 

 
    La mélancolie amoureuse
   
    Cette vision pessimiste ne lui est pas particulière. I1 s'est contenté d'appliquer à toute passion d'amour ce que d'autres médecins avaient dit avant lui d'une des formes de la mélancolie, la mélancolie amoureuse. " I1 y a une espèce de mélancolie assez fréquente, écrit par exemple du Laurens au chapitre x de son ouvrage, Les maladies mélancoliques et les moyens de les guérir, que les médecins grecs appellent érotique pour ce qu'elle vient d'une rage et furie d'amour. " Cadmus, un médecin Milésien, lui aurait consacré quatorze grands livres au témoignage de Suidas. Ils ont disparu. Du Laurens se contentera de " deux petits chapitres ", un pour décrire le mal, un autre pour en indiquer les remèdes. I1 veut faire connaître à chacun, par sa description, " combien peut une amour violente et sur les corps et sur les âmes ".
   
    Comme dans les poèmes, l'amour s'introduit par les yeux. I1 les abuse " comme vrais portiers et espions de l'âme ", dans laquelle il " se laisse tout doucement glisser ". I1 en investit successivement les diverses parties, distinguées par l'auteur sur le modèle que Galien avait repris de Platon. I1 s'insinue d'abord paisiblement dans la part irascible (celle qui tend à la puissance et à la force instinctive) en " cheminant insensiblement par les veines jusqu'au foie ". I1 y " imprime soudain un désir ardent de la chose qui est ou paraît aimable, allume cette concupiscence et commence par ce désir toute la sédition ". Puis cherchant un allié, de là, il " s'en va droit gagner le cur ", autre partie de l'âme, siège de la concupiscence, attirée par tous les plaisirs. I1 s'en sert comme de la plus forte place pour attaquer la troisième et " souveraine partie " de l'âme, la raison, qu'il aurait été trop faible pour vaincre directement. I1 le fait si vivement qu'il l'assujettit, elle et " toutes ses puissance nobles ". I1 les rend " du tout [ses] esclaves ".
   
    Alors, " tout est perdu. C'est fait de l'homme, écrit du Laurens au début d'un tableau saisissant, hérité de toute une tradition médicale qui ressemble comme une sur à la tradition littéraire et morale. Les sens sont égarés, la raison est troublée, l'imagination dépravée, les discours sont fols. Le pauvre amoureux ne se représente plus rien que son idole. Toutes les actions de son corps sont perverties. I1 devient pâle, maigre, transi, sans appétit, ayant les yeux caves et enfoncés, et ne peut, comme dit le poète, voir la nuit ni des yeux ni de la poitrine ". Le médecin, qui expose les effets physiques d'une passion de l'âme, abandonne pour les décrire son langage habituel, le langage de la science, et emprunte le discours poétique. Les excès du mal d'amour ont besoin de ses hyperboles.
   
    Une perpétuelle inquiétude
    L'amour comme maladie de l'âme
   
   
    Comme l'amoureux des " Solitudes " baroques, le mélancolique de du Laurens s'éloigne d'un monde où il ne trouve plus le repos. " Tu le verras, dit-il, pleurant, sanglotant et soupirant coup sur coup, et en une perpétuelle inquiétude, fuyant toutes les compagnies, aimant la solitude pour entretenir ses pensées. I1 est, comme dit Plaute, là où il n'est pas. Ores il est plein de flammes, et en un instant, il se trouve plus froid que glace. " Description poétique et description médicale se confondent avec évidence une fois de plus, la seconde apportant à la première une caution scientifique et la première apportant à la seconde son jeu d'antithèses héritées de l'antiquité et de Pétrarque. Si l'amour est une maladie, c'est une belle maladie, susceptible de beau langage.
   
    Reprenant le dessus sur le poète, le médecin décrit maintenant les effets physiques de l'amour sur celui qui en est possédé. " Son cur va toujours tremblotant. I1 n'y a plus de mesure à son pouls : il est petit, inégal, fréquent et se change soudain, non seulement à la vue, mais au seul nom de l'objet qui le passionne. " Aussi ne peut-il cacher sa passion à ceux qui savent en reconnaître les signes. Erisistrate, célèbre médecin de l'antiquité, voyant Antiochus, fils de Séleucus, " rougir, pâlir, redoubler ses soupirs et changer si souvent de pouls à la seule vue de Sratonique [la femme de son père], jugea qu'il avait cette passion érotique ". I1 en avertit Séleucus. " Galien, avec la même ruse, découvrit la maladie de Justa, la femme de Boëce, consul de Rome, qui brûlait de l'amour de Pylade. "
   
    Euryale, gouverneur d'Arbate dans La Princesse d'Elide, n'a pas besoin de prendre le pouls d'Euryale pour découvrir la passion du jeune prince :
    Ce silence rêveur, dont la sombre habitude
    Vous fait à tous moments chercher la solitude,
    Ces longs soupirs que laissent échapper votre cur,
    Et ces fixes regards si chargés de langueur
    Disent beaucoup sans doute à des gens de mon âge.
   
    Comme Théramène, dans Phèdre, qui a reconnu les mêmes symptômes chez Hippolyte quand il lui pose tout crûment la même question : " Aimeriez-vous, seigneur ? " Poètes, romanciers et médecins s'accordent à reconnaître que l'amour est une passion dont les manifestations extérieures sont particulièrement difficiles à dissimuler.